« Troubles » et « Un hiver sans brume » de Julien Magre

Exposition du 27 janvier au 16 avril 2017

Vernissage le jeudi 26 janvier à 18h30 en présence de l’artiste

© Julien Magre, image extraite de la série « Troubles »

Photographe de l’intime, documentant son quotidien et mettant en scène sa famille tout en suggérant des pistes fictionnelles perturbant ce sentiment de réalité, Julien Magre (né en 1973) inaugure cette programmation en présentant deux séries, road-movies sur le fil entre récit cinématographique et journal autobiographique : Troubles (2014), présentée pour la première fois sous forme de projection vidéo, et Un hiver sans brume, un travail photographique inédit datant de 2016.

La série Troubles est née d’une invitation passée par le Bal et par la Fondation Vinci à s’emparer de l’autoroute comme sujet photographique. Julien Magre a embarqué femme et enfants dans sa voiture afin d’explorer les fantasmes véhiculés par l’autoroute – qui à la fois rassure (on y dort à l’arrière, bercé par le rythme défilant), mais inquiète aussi (la vitesse, la menace de l’accident, l’imprévu faisant irruption dans la monotonie) : elle est un véritable espace de fictions possibles, générant un réseau de sous – textes, d’images mentales et fantasmagoriques qui se font écho et qui s’interpénètrent. Les références (littéraires, musicales, picturales, cinématographiques) sont d’ailleurs multiples dans ses photographies, et d’importance – elles sont présentées dans la première salle précédant la projection, sous forme de collages et d’expérimentations visuelles, comme un carnet de recherches mis au mur.

Créée initialement au Bal à Paris en 2014 sous forme d’installation (les photographies étaient rétro-éclairées sur des tables lumineuses), Troubles est ici présentée sous forme de projection – Julien Magre a réalisé, spécialement pour cette exposition au Lieu, un diaporama de 10 minutes (avec la collaboration de Guillaume Delapierre pour le montage). Cette projection immersive – la salle Bayard est plongée dans le noir, happant le spectateur vers la source de lumière intermittente, enveloppé par la bande sonore de Julien Perez – restitue pleinement la dimension spectrale des images. C’est donc un film qui se déroule, et l’analogie entre l’autoroute (ruban d’asphalte qui défile et fait défiler), et la forme cinématographique (qui elle aussi met en mouvement des instantanés qui se succèdent) prend tout son sens.

Troubles opère plusieurs déplacements majeurs dans le protocole photographique mis en place par Julien Magre dans ses séries précédentes (notamment Caroline Histoire numéro 2, 2011) : la spontanéité de la prise de vue laisse place ici à une mise en scène nettement plus chorégraphiée de l’instantané pour aboutir à des images fabriquées. La sphère de l’intime se déplace ainsi vers un décor purement fictionnel qui irrigue chaque image, et la famille de Julien Magre se dissout en personnages incarnés – fragilité de l’enfance qui vient se lover dans cette ambiance angoissante et qui nous mène à la lisière du conte de fée, tandis que la silhouette féminine aux traits tirés et au sourcil frondeur pourrait prendre place au panthéon des héroïnes de James Cameron ou de Tarantino.

La banalité des espaces photographiés, transitoires, anonymes (quoi de moins intime qu’une aire d’autoroute ?) est transfigurée par un ensemble de signes (forêts, animaux sauvages, neige, fumées…) qui demeurent mystérieux, et se déploient quelque part entre rêve et réalité, sensation de « déjà vu » et inquiétante étrangeté freudienne – des dangers indistincts, enfouis et tapis dans la nuit de nos peurs et de nos fantasmes, semblent nous guetter, prêts à surgir du hors champs. Les lumières, principalement nocturnes (halos lumineux des phares aveuglants ou d’une lampe de poche, éclairage artificiel des néons), les couleurs entre blancheur létale assourdissante et explosion de rouges denses et vénéneux, l’obscurité dominante qui hante le paysage et laisse advenir ses formes indicibles, non-identifiées, nimbent Troubles d’une ambiguïté diffuse, prégnante et inconfortable, tandis que la nature même des images mute et se transforme (des polaroïds en noir et blanc et en négatif).

Le titre de la série suivante, Un hiver sans brume, présentée dans la salle du Pavillon, indique déjà l’idée de la perte et du manque. Suite au décès de sa fille cadette de 7 ans, Suzanne, emportée par la maladie, la pratique photographique de Julien Magre se transforme nécessairement – ses modèles et lui-même deviennent survivants. La photographie numérique vient remplacer l’argentique afin de coller au plus près de son besoin d’extériorisation. A contrario des images mentales scénarisées de TroublesUn hiver sans brume est un retour à une prise de vue spontanée, « pour me libérer », dit-il, « dans un geste rapide, dans l’urgence ».

Comme il le fait quasi quotidiennement puisque tel est son rapport au monde, il a photographié sa famille pendant leurs vacances de Noël en Suisse, en 2015, peu de temps après la disparition de Suzanne. Marquée par l’absence et le deuil, cette série semble se replier sur elle même, au bord du gouffre. Les images se font plus discrètes, jusque dans leur mode de présentation sobre et délicat souhaité par Julien Magre (35 tirages de petit format présentés dans des passe-partout blancs). L’ambiguïté fictionnelle s’amenuise à mesure que les silhouettes désormais familières s’effacent au profit des paysages, nimbés dans des lumières à la fois scintillantes et vacillantes.

Toujours (et peut être avant tout ici), ce paysage qui fait signe, et dont le photographe capte les symboles : tunnel lumineux, branches d’arbres coupées qui évoquent le squelette d’un animal, ligne blanche laissée par le passage d’un avion dans le ciel… Routes, chemins, rivières, traces et réflexions de lumières évoquent l’idée d’une traversée en quête d’un indicible, d’une immatérialité lumineuse. L’obscurité imprègne les paysages comme les visages, profils décontextualisés qui émergent de la pénombre, sculptés par une lumière fragile. Les lignes de fractures se ressentent jusque dans l’ambivalence des paysages suisses, à la fois accueillants dans la rondeur et la fraicheur de leurs douces prairies vertes, et inquiétants dans leurs marges, sommets minéraux menaçants, écrasants. L’image d’Epinal d’une Suisse aux paysages buccoliques bienveillants explose en éclats, à mesure que l’on s’enfonce progressivement dans la noirceur – rien, à ce moment là, ne peut rassurer.

Un hiver sans brume, paysages chuchotés, et cette main tendue vers l’obscurité, à la fois griffe et caresse, cherchant à en percer l’opacité, à habiter le vide.

Eric Bouttier, janvier 2017

© Julien Magre, image extraite de la série « Troubles »